Toute rencontre est expérience d’altérité puisqu’elle est mise en relation à l’autre, qui n’est pas moi, qui est un autre que moi, à la fois le même et différent. Elle met donc en jeu mon identité et celle de l’autre, à partir de fondements symboliques, individuels et collectifs qui façonnent et structurent, souvent inconsciemment, notre représentation de l’autre et par ricochet la représentation que nous avons de nous même. Indissolublement liée à la notion d’identité, l’altérité est par nature ambivalente et dit à la fois la différence et la ressemblance avec l’autre.
A la fois frontière avec l’autre et passage vers l’autre. Frontière, séparation plus ou moins poreuse suivant les lieux, les époques, les cultures et qui peut aller jusqu’au rejet , à l’exclusion de l’autre considéré alors comme une menace pour mon identité, voire mon intégrité.
Mais l’altérité, au-delà de ce qui nous différencie des autres peut aussi être pensée comme ce commun, ce même entre moi et l’autre qui garantit la communication. Au-delà de toute différence, il y a en face de moi un être humain, en chair et en os, de la même nature que moi et appartenant à la même condition.
Dans la rencontre avec les migrants, comme dans toute rencontre, ce sont ces deux versants de l’altérité qu’il convient d’assumer, pour identifier, nommer et comprendre les différences, les peurs des uns et des autres, et rendre les comportements de chacun accessibles à l’autre. Lors de la conférence annuelle d’INTERCORDIA consacrée à « Mettre la rencontre au cœur de la question migratoire » les intervenants, migrant et accueillants, engagés dans cette démarche, en rappelaient les conditions: La rencontre suppose du temps disponible dans la durée, un espace d’accueil où s’écouter et surtout la volonté de se laisser transformer.
La connaissance de l’autre est toujours la condition de sa reconnaissance.
Françoise Laroudie, Présidente d'Intercordia
Pour essayer de comprendre ce que ressent un migrant lors de la procédure de régularisation. Ecoutons une psychologue [1], qui les accompagne en Belgique depuis 19 ans :
« Les migrants illégaux sont soumis à une procédure de régularisation longue et fastidieuse. Or, elle est indispensable pour pérenniser leur séjour sur le territoire. Certains, en danger en cas de retour au pays, jouent leur survie lors de ces démarches administratives. La potentielle décision négative, telle une épée de Damoclès au-dessus de leur tête suscite énormément d’angoisse. Les convocations aux auditions et les décisions sont envoyées aux requérants avec des délais imprévisibles. Les migrants sont alors dans l’incertitude et incapable de se projeter dans l’avenir ce qui accroît inévitablement leur nervosité et leur instabilité. Les articles de loi variés et complexes concernant la régularisation sont difficiles à assimiler, même pour les travailleurs sociaux habitués au langage juridique.
Les migrants ne maitrisent généralement ni la langue française ni la logique juridique avec aisance. Or, pendant leur audition, ils devront donner des arguments en faveur de la régularisation et restituer de scènes traumatiques justifiant leur situation. Il leur est demandé de dérouler l’histoire de persécutions réelles ou craintes ou de décrire la situation familiale dramatique qui rend impossible leur retour… Des mécanismes psychologiques conscients ou inconscients entravent la restitution de souvenirs douloureux dont l’évocation est anxiogène. Dans ce contexte, la production d’un récit clair, crédible et cohérent est difficile. En face d’eux, se trouvent des gens qui exigent la vérité, un récit précis et si possible avec des preuves. Le doute et le soupçon y sont des présupposés de base car la personne qui mène l’entretien a pour objectif de jauger la véracité des propos et donc d’en traquer les invraisemblances.
Si la décision est négative, le demandeur aura du mal à en accepter la légitimité. Les raisons sous-jacentes aux décisions sont tellement complexes qu’Il arrive d’aboutir à des décisions opposées pour des dossiers semblant équivalents, ce qui génère un sentiment d’arbitraire… La régularisation d’un jeune violent paraîtra bien injuste aux demandeurs déboutés malgré leur comportement impeccable. S’imaginer victime de racisme et d’injustice est plus facile à vivre qu’un rejet justifié, synonyme d’échec personnel… Le rôle des travailleurs sociaux et des accompagnants est de créer, lors de leur rencontre avec les migrants, le climat de confiance le plus empathique et bienveillant possible, et de les préparer au mieux à la difficile épreuve que constitue l’audition, étape nécessaire pour la régularisation ».
Gilles et Anne-Laure Le cardinal, co fondateurs d'Intercordia
[1] Mineurs Non Accompagnés, quelle reconstruction en exil ?, Anne-Laure Le Cardinal, Collection Transition sociale et résistance, édition Academia, 2021
Des jeunes bénévoles ayant donné leur temps durant plusieurs mois dans des associations d’accueil de migrants, nous livrent leur expérience :
“Immigrer, c’est changer de pays, mais c’est aussi changer d’histoire. Quitter sa “terre d’attache”, sa vie et ses repères, pour un autre avenir, un ailleurs”. (Zoé)
“ C’est changer de vie, pour tenter d’en reconstruire une autre ailleurs”. (Emilie)
Arrivés au terme d’un périple souvent long et éprouvant dans un pays qui leur est inconnu, les migrants ont à faire face à de grandes difficultés. Aux souffrances du voyage, à la douleur de la séparation d’avec leurs familles, au mal du pays, viennent s’ajouter d’autres tourments : manque d’humanité des services de l’immigration, attitude hostile ou discriminante de la population, non maîtrise de la langue, impossibilité de s’exprimer, incompréhensions et malentendus résultant de codes culturels différents, problèmes d’identité…
“...Ce sont toutes les personnes mobilisées à Calais pour décourager et dissuader les personnes exilées de tenter la traversée de la Manche. C’est à dire les forces de l’ordre et leurs rondes incessantes, le harcèlement, les intimidations et entraves à l’action des associations”. (Anaëlle)
“La langue...l’un des vecteurs principaux d’intégration...et de la relation avec l’Administration et les citoyens français”. (Srivasta)
“Immigrer, ce n’est pas seulement franchir une frontière, mais vivre dans un “entre-deux” culturel et identitaire, parfois même un néant ...” (Zoé)
“Beaucoup ne savaient pas exprimer leur demande, leurs besoins. Ces personnes n’avaient pas l’habitude d’être entendues ni d’exprimer leurs émotions”. (Zoé)
Face à ces situations, à quels problèmes sont confrontés nos jeunes bénévoles dans la relation d’aide aux migrants ?
Tout d’abord, ils ne sont pas formés ou très peu. Ils doivent donc apprendre, connaître, comprendre.
Autre difficulté, l’association d’accueil les met en position d’autorité vis-à-vis des migrants, ce qui amène notamment Anaëlle à confier :
“Je ne me sens pas forcément légitime...Tout s’acharne à rendre la création de liens asymétriques, inéquitables …”
Puis il faut aussi surmonter ses préjugés, qui viennent souvent de l’ignorance et de la peur :
“Ces préjugés contribuent à la création de stigmates, qui placent la personne en situation d’infériorité. Ils creusent encore le fossé qui sépare le bénévole de la personne exilée”.
Et ne pas céder à la tentation d’infantiliser l’autre, au motif qu’il est en situation de migration et de vulnérabilité.
Venir en aide aux migrants n’est donc pas chose aisée. Le bénévole se heurte aussi à ses limites, à ses propres blessures et, au contact de la souffrance, découvre lui aussi sa vulnérabilité.
Comment alors dépasser la relation aidant/aidé et ses ambigüités, et tisser des liens plus humains et fraternels ? Les bénévoles témoignent :
“L’aidant ressent que la rencontre avec l’autre doit être vécue comme un “échange” de cultures et non comme une menace...Apprendre d’autrui, c’est aussi apprendre de soi”. (Marie)
“Il faut pouvoir donner une dimension humaine. Donner une voix à une souffrance, à un vécu”. (Zoé)
“ Faire d’une relation difficile bénévole/migrant un rapport personnel d’où naît un cheminement de construction de confiance et la rencontre de l’autre”. (Li)
« Si l’empathie se substituait à l’égo, et si chacun apprenait à faire l’effort de coexister d’égal à égal...» (Josse)
« …On est lié les uns aux autres par notre humanité, qui est notre essence commune ». (Anaëlle)
Cette humanité, cette fraternité s’expriment dans cet épisode vécu à Calais par Anna :
« Adam et les autres hommes…nous ont invité à boire du thé autour de leur feu. Nous avons discuté de nos pays respectifs, du football… et, à la fin, un des hommes nous a chanté une chanson traditionnelle du Soudan, puis a invité chacun de nous à chanter une chanson de son pays ».
Témoignages de plusieurs cordialistes sur le terrain
C’est en interrogeant 3 auteurs, Mamud Nasimi, Edgar Morin, Elena Lasida que je formule quelques réponses possibles sur ce thème.
Dans le livre Un Afghan à Paris, M. Nasimi écrit : « … J’avais envie de parler et de sourire, mais il n’y avait personne pour m’entendre. J’étais fatigué physiquement et mentalement, fatigué de devoir marcher dans les rues et d’être seul comme un moineau sous la pluie, livré au vent…En moi continuait ce désir de rencontre inassouvi. »1
E. Morin, dans La Fraternité, souligne la complémentarité des 3 termes de la devise française : « Liberté, Egalité, Fraternité ». Pour autant ils ne s’intègrent pas nécessairement les uns aux autres. Si trop de liberté tend à détruire l’égalité, en revanche trop d’égalité nuit à la liberté. La question est donc de savoir les concilier. « Mais, alors que l’on édicte des lois qui assurent la liberté ou qui imposent l’égalité, on ne peut imposer la fraternité par la loi….Elle doit venir de nous.»2
La fraternité ne s’impose pas, il nous faut la susciter et l’éveiller ou la réveiller.
Vivre la rencontre, adopter une attitude fraternelle vis-à-vis de l’Autre différent, ne dépend que de nous. Encore faut-il, précise E. Morin que cette fraternité soit ouverte et non close, c’est-à-dire une fraternité qui ne se laisse pas entraver par les frontières qui bloquent nos horizons.
E. Lasida dans Le goût de l’autre, dit : « En nous existent des frontières, celles qui séparent nos lieux d’appartenance : famille, amis, institutions, pays, quartiers, villes… », et elle ajoute que la frontière est « un entre-deux : lieu de séparation et de passage….lieu de fermeture et d’ouverture »… « au radicalement nouveau ».3
La fraternité ouverte enfreint la loi des régimes comportant discrimination et oppression pour attester et reconnaître « l’humanité de l’étranger, le réfugié, le migrant ».2 dit Edgar Morin.
Même si notre société tend à isoler chaque « je » ou chacun d’entre nous, le besoin du « nous » et du « tu » naît et renaît sans cesse. Soyons de ceux qui créent des oasis de fraternité. Aller à la rencontre de l’Autre différent, c’est reconnaitre notre humanité commune et respecter ses différences.
Pourtant ajoute E. Morin, ne soyons pas naïfs, nous ne pourrons jamais éliminer les forces de désintégration ni les conflits. « Répétons-le sans cesse : tout ce qui ne se régénère pas, dégénère, et il en est ainsi de la fraternité. Cela la rend d’autant plus précieuse…fragile comme l’amour dont la force est pourtant inouïe ».2
Alors oui, mettre la rencontre, la fraternité sans cesse éveillée, au cœur de la question migratoire doit devenir « le chemin, notre chemin, celui de l’aventure humaine ».2
1 Un Afghan à Paris Mahmud Nasini-Les Editions du Palais p32 / 2 La Fraternité Edgar Morin-Actes Sud p9-p58
3Le goût de l’Autre Elena Lasida- Albin Michel p20
Un article écrit par Françoise Ziegler, tutrice Intercordia